Beaucoup d’entrepreneuses et d’entrepreneurs ne se sentent pas concernés par le sujet de la marque, notamment dans les premières années de leur start-up. Ils y associent un R.O.I difficile à mesurer, voire un sujet un peu fumeux, ou encore une préoccupation narcissique de dirigeants plus soucieux de leur image que de la valeur ajoutée réelle de leur offre. 

Pourtant quand on lance une entreprise innovante, les questions liées à la stratégie de marque sont omniprésentes : proposition de valeur, récit du projet aux investisseurs, définition de la culture d’entreprise… 

Je m’appelle Julien Delatte, et je dirige One Thing at a Time, un studio de conseil en stratégie de marque que j’ai créé en 2017, après avoir travaillé dans les plus grandes agences de communication, en France, en Chine puis aux Etats-Unis. J’ai la chance de travailler sur une grande diversité de marques : des marques-franchises globales comme Assassin’s Creed, des marques incarnées comme Alain Ducasse et de nombreuses scale-up dont j’aide les dirigeants à aligner stratégie de marque et culture d’entreprise (PlayPlay, Lifen, HomeExchange, Bellman, Driveco…).

Cet article est inspiré d’un cours que j’ai monté pour le Centre pour l’entrepreneuriat de Sciences Po. Je l’ai construit à partir du retour d’expérience d’entrepreneurs chevronnés, en leur posant une question simple : si c’était à refaire, comment aborderaient-ils la réflexion sur leur marque au démarrage ?

J’en ai tiré sept principes simples, pour guider les entrepreneurs dans la définition et la construction de leur marque.

#1 Ne cherchez pas à être tout, pour tout le monde

Une marque, c’est avant tout un raccourci de sens. Quand elle est puissante, une marque véhicule immédiatement une idée simple qui la distingue de ses concurrents. Mercedes évoque spontanément le statut, Volvo la sécurité, BMW le plaisir de la conduite sportive, etc. Cela peut sembler basique, mais c’est le fruit d’années de construction d’un récit cohérent et différenciant.

Quand je veux expliquer l’écueil principal à éviter en stratégie de marque, je parle de Punto Sushi, un obscur restaurant de Naples, “spécialisé” dans les pizzas, les sushis et les kebabs:

C’est humain, quand on voit un restaurant qui se prétend roi de la pizza, du kebab et du poisson cru, on se dit juste que rien ne doit être très bon… Les différents messages se neutralisent entre eux, au lieu de s’additionner. À vouloir viser trop large, on finit par ne toucher personne.

Une marque c’est pareil. Si l’on cherche à tout dire, vos cibles n’en retiendront rien de très positif. Voire rien du tout. Quand on pense sa marque, la base c’est de clarifier de manière drastique la première impression que l’on souhaite que sa marque véhicule.

Comme le dit Antonio Pinto, le fondateur de Bellman, «Au démarrage, mieux vaut chercher un use case étroit mais concret, qui pourra ensuite être élargi, plutôt que d’avoir un use case trop vague qui ne va toucher personne ». C’est pareil pour la marque.

#2 Construisez votre marque autour de ce qui vous anime et vous rend essentiel

Il est probable que votre entreprise soit amenée à faire des pivots, à passer d’une offre premium à une offre mass market ou l’inverse, voire à changer de cible. Probable aussi que votre offre actuelle ne soit qu’une brique de ce que vous visez à offrir à long terme. Toute la difficulté, quand on est à la tête d’une start-up, c’est donc de se raconter sans s’enfermer. 

Pour penser votre image à long terme, cherchez à identifier ce qui vous anime et vous rend essentiel, et pas juste ce qui caractérise votre offre. S’il est probable que votre offre évolue, ce qui vous incite à entreprendre a de bonne chance d’être beaucoup plus stable dans le temps. 

Comme le souligne Vianney Vaute, cofondateur de Backmarket, c’est un exercice de décentrage:

« Quand on monte sa boite, il faut se détacher de l’excitation naturelle que l’on ressent pour son propre projet, pour identifier pourquoi ça pourrait être passionnant, essentiel, indispensable pour les gens à qui on s’adresse».

Pour y parvenir, je recommande l’exercice du Blason. Trois questions simples pour identifier l’importance de ce que vous avez à offrir.

Il y a trois ans, j’ai travaillé avec les dirigeants de Lifen pour définir leur stratégie de marque. À l’époque, ils offraient une solution de transfert de comptes-rendus médicaux entre professionnels de santé autour d’une promesse de simplicité (soit dit en passant, la promesse de 99% des start-ups au démarrage…). 

Mais leur ambition allait bien au-delà. Ils voulaient réinventer l’accès des professionnels de santé à l’innovation digitale et le partage sécurisé des données de santé entre soignants.

Pour faire le lien entre présent et futur, nous avons donc identifié :

  • un ennemi : les barrières technologiques qui empêchent les médecins de travailler efficacement ensemble. 
  • un but ultime : permettre à tout l’écosystème de la santé d’offrir des soins de meilleure qualité en facilitant la coopération. 
  • des atouts clés à mettre en valeur : l’esprit de partenariat (sur un marché où les autres acteurs étaient tous dans une logique hégémonique) et la facilité d’opt in/ opt out (sur un marché où les médecins étaient échaudés par des solutions digitales médiocres, mais dont il était difficile de sortir). 
  • un mot d’ordre :soigner mieux en soignant ensemble

Ce faisant la marque permettait de raconter le présent, tout en annonçant le projet de Lifen à moyen terme, autour d’une promesse mobilisatrice pour les salariés, les recrues potentielles, les partenaires technologiques et les investisseurs.

#3 Définissez votre culture d’entreprise avec l’obsession de la différentiation

Excellence, bienveillance, audace et respect… On retrouve trop souvent les mêmes valeurs, quand il s’agit de définir la culture d’une start-up. Autant dire, rien qui puisse inciter vos futurs employés à rejoindre votre projet plutôt qu’un autre. 

Comme le souligne Julien Hagege, ex-Chief Revenue Officer de Bellman, auparavant passé par Uber, et Dropbox : « Les founders se posent souvent très tôt la question de la définition de leur culture d’entreprise, mais paradoxalement pas celle de la marque. Pourtant les deux questions se rejoignent : si on dit la même chose que tout le monde ça ne sert à rien, et si la réalité n’est pas cohérente avec le discours, ça va vite se voir… »,

Définir une culture d’entreprise n’a donc de sens que si cela souligne ce qui distingue les pratiques de votre organisation de celles de vos concurrents. Pour y parvenir, j’aime beaucoup le principe des “Shocking Rules” de Ben Horowitz. L’idée est de formuler la culture à travers des règles qui de prime abord interpellent, voire semblent absurdes. Comme le dit le co-fondateur de AndreessenHorowitz : « Quand tout le monde veut savoir  « Pourquoi? » dans une organisation, la réponse programme la culture, car c’est une réponse dont tout le monde se souviendra ».

Il cite l’exemple de l’équipe de football américain des Giants de NYC sous le coaching de Tom Coughlin, où tout joueur qui arrivait à l’heure à l’entraînement était considéré comme en retard et devait payer une amende. La règle visait à souligner l’importance accordée à la concentration. Arriver juste à l’heure, en ayant encore la tête ailleurs, c’était faire perdre du temps à ses coéquipiers. Aux Giants, l’important ce n’était pas juste d’être présent physiquement, mais présent mentalement à 100%.

Autre source d’inspiration pour définir sa culture d’entreprise : chercher à quoi vous êtes prêts à renoncer au nom de vos valeurs. Si votre culture n’amène à renoncer à rien de significatif, c’est sûrement qu’elle n’est elle-même pas très significative…

#4 Identifiez la sensation que vous souhaitez susciter (et n’en déviez pas) 

Comme le souligne Charlotte de Vilmorin, fondatrice de Newav et Wheeliz, « au début, quand on pense marque, on pense logo et identité visuelle, mais finalement ta marque elle se construit surtout à travers la somme de toutes tes interactions clients (le ton d’un mailing, la manière d’interagir d’un service client, comment on gère un problème…) ». 

Une marque, plus qu’une somme de signaux visuels, c’est surtout un ressenti qui se sédimente au fil des interactions, à l’instar de la fameuse phrase de Maya Angelou : Les gens oublieront ce que vous leur avez dit, ils oublieront ce que vous leur avez fait, mais ils n’oublieront jamais comment vous les avez fait se sentir

C’est ce principe qui nous a amené à transformer radicalement la tonalité d’expression du néo-syndic Bellman. Quand on gère des copropriétés, on est en effet confronté à un quotidien difficile, où les relations sont souvent tendues… De la gestion d’un dégât des eaux, à la supervision de travaux qui s’éternisent, les copropriétaires ont souvent l’impression que leur syndic passe plus de temps à expliquer pourquoi les problèmes ne sont pas réglés, plutôt qu’à les régler efficacement. 

Bellman se racontait en promettant le bonheur de la vie en copropriété… avec le risque d’un décalage fort entre le discours et la réalité de la gestion des problèmes de copropriété.

Quand nous avons repensé la stratégie de marque, nous sommes donc repartis de la question que se posent trop souvent les copropriétaires vis-à-vis de leur gestionnaire de syndic : « alors ça avance ? ». Cela a débouché sur une tonalité “no bullshit”, beaucoup plus terre à terre et pragmatique, exprimée à travers l’ensemble des interactions et notamment une campagne d’affichage qui n’est pas passée inaperçue.

#5 Combinez familiarité et singularité

Quand on pense start-up, on pense plus spontanément à disrupter l’existant qu’à lui ressembler. 

Pourtant au niveau de la marque ce n’est pas si simple. À l’instar de l’analyse qu’en fait Thibaut Machet, fondateur et CEO de PlayPlay : « Ressembler aux gros acteurs du marché au début, ce n’est pas mal pour que ta cible comprenne vite ce que tu as à offrir. Mieux vaut faire du 80-20 quand on démarre. 80% de familiarité avec ce que ta cible connait déjà, 20% de différence… Car quand on est petit pour convaincre de venir chez toi, il faut aussi savoir se distinguer pour inciter à prendre le risque ».

Pour y parvenir, la première étape est de bien comprendre les codes avec lesquels vos clients sont familiers, ce qui va les rassurer et leur donner le sentiment d’être en terrain connu. Ensuite, à vous de déterminer les points sur lesquels vous souhaitez évoquer l’existant pour rassurer, ou au contraire marquer votre différence pour émerger.

La transformation du logo du club de foot de la Juventus de Turin en 2017 en est un bon exemple :

Pour PlayPlay, nous avons fait le même travail, quand l’entreprise a voulu se positionner de manière plus explicite sur une cible B2B. Plutôt que de chercher un compromis mou entre disruption et familiarité à tous les niveaux, PlayPlay a préféré créer de la familiarité avec une identité visuelle typique de start up SaaS B2B, tout en se distinguant par la finalité affichée (communiquer efficacement par le biais de la vidéo vs. libérer la créativité des concepteurs de vidéos) et en revendiquant un nom atypique dans le monde du B2B.

#6 Forcez vos concurrents à se définir par rapport à vous (et pas l’inverse)

C’est bien dans la capacité à combiner efficacement familiarité et disruption que se trouve le secret d’une marque puissante. Car si au début vous devez convaincre vos utilisateurs de prendre le risque de changer leurs habitudes et de vous faire confiance, l’objectif est ensuite de les convaincre… qu’ils prendraient un risque à choisir une alternative.

Pourtant, notamment en B2B et quand on s’adresse à des grands comptes, beaucoup de start-ups négligent cette deuxième phase en cherchant trop à adapter leur récit à chaque client. Comme l’explique Ion LeahuAluas, CEO et fondateur Driveco, « quand on est sur un marché où on fait surtout du account-based marketing, la facilité c’est de se raconter à chaque fois en fonction du client qu’on a en face. Mais le risque si un concurrent installe sa marque avant vous, c’est de finir par avoir à vous définir par rapport à lui »,  

Combien de personnes sont capables de citer spontanément un concurrent direct de Alan, AirBnB, Backmarket, Swile… ? En posant très tôt les bases de leur marque et en s’attachant à créer une expérience ultra cohérente et différenciante, chacune a réussi à devenir la référence absolue de son marché. Ce faisant, elles forcent tous leurs concurrents à se définir par rapport à elles… que ce soit vis-à-vis de leurs prospects ou des talents qu’ils cherchent à recruter.

À AirBnB la promesse centrale du marché (voyager en se sentant chez soi, n’importe où dans le monde), et aux concurrents les miettes (l’assurance de disposer de l’ensemble du logement réservé pour Abritel, ou la spécialisation sur les vacances en famille pour Vrbo).

#7 N’attendez pas… et soyez patients

Avant d’être un objet de dépenses marketing, travailler sa marque est un exercice de sens qui -quand il est bien fait- aide à convaincre vos prospects, mais aussi à mobiliser et fidéliser les meilleurs talents, comme les investisseurs autour d’un projet excitant, distinctif et facile à comprendre.

Un exercice de sens qui demande de la patience, car le résultat ne se fera pas sentir immédiatement, mais par effet cumulatif. Y compris quand on est Nike.

À l’instar de cette citation de Scott Bedbury, l’ancien advertising director de Nike qui posa les bases stratégiques de la marque dans les années 80-90 :

“Une marque est la somme du bon, du moyen, du moche et du hors-stratégie. Elle se définit par votre meilleur produit comme par votre pire. Elle est définie par ce que vous avez fait de mieux, ainsi que par le pire qui, d’une manière ou d’une autre, est passé entre les mailles du filet, a été approuvé et, sans surprise, a sombré dans l’oubli. 

Elle est définie par les réalisations de vos meilleurs employés… ainsi que par la pire embauche que vous ayez jamais faite (…). 

Les marques sont des éponges. Elles deviennent des concepts psychologiques ancrés dans l’esprit du public, où elles peuvent rester à jamais. 

En tant que telle, il est impossible de contrôler entièrement une marque. Au mieux, vous ne pouvez que l’orienter et l’influencer”.

La marque est un travail de longue haleine. Un travail qui peut sembler futile au départ, mais qui génère à terme un avantage concurrentiel énorme si l’on se soucie de la cohérence de son image.

Raison de plus pour s’attaquer à la construction de votre marque sans attendre, comme le souligne Thibault Renouf, le co-CEO de Partoo : « Au début, on voyait la marque comme le truc des start ups qui ont levé beaucoup d’argent, et on a mis du temps à y investir des ressources. On a beaucoup plus travaillé sur notre culture d’entreprise qui a ensuite induit notre image de marque. Si c’était à refaire, on aurait travaillé plus tôt avec une approche globale mêlant culture RH et identité de marque car les deux sont liées ».

Je ne l’aurais pas dit mieux 🙂